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"A propos du livre de Léon Légey", un notule d'histoire de Dominique Masson
Notule d’histoire :
A propos du livre de Léon Légey :
« Châtillon-sur-Seine pendant la guerre de 1870-71 ; souvenirs d’un enfant de Châtillon » (Leclerc, 1899)
Dans le journal Le Figaro, du 30 août 1918, n° 242, on pouvait lire un article de Louis Latzarus :
Deux historiens
Le 23 juillet 1870, un petit garçon de Châtillon-sur-Seine, dans la Côte d’Or, revenant du collège et passant devant la mairie, vit affichée sur la porte une proclamation de l’Empereur.
Il la lut, la trouva belle et la copia sur son cahier de brouillons.
Rentré à la maison, il la reporta, d’une écriture appliquée, sur un cahier neuf.
« Français, il y a dans la vie des peuples des moments solennels… Je vais me mettre à la tête de cette vaillante armée qu’anime l’amour de la patrie… J’emmène mon fils avec moi, malgré son âge… Dieu bénisse nos efforts ! Un grand peuple qui défend une cause juste est invincible. »
Quel élève de quatrième n’eût pas frémi à de tels mots. !
En ce temps-là, les élèves de quatrième n’avaient pas de bicyclette, ne jouaient pas au foot-ball, n’allaient pas au cinéma, et quelques-uns d’entre eux seulement avaient une collection de timbres.
Si c’était mieux ainsi, je n’en déciderai pas.
Le fait est que celui-là, qui s’appelait Léon Légey, se mit en tête de copier désormais, aussi longtemps du moins que durerait la guerre, tout ce qu’il trouverait affiché sur la porte de la mairie.
Les enfants, aujourd’hui encore, ont des idées singulières.
Tout d’abord, Léon Légey ne trouva pas grand-chose.
Et même rien du tout.
Au bout de dix jours, son cahier ne s’était enrichi que d’une toute petite dépêche de Sarrebrück.
Le 7 août, enfin, une autre dépêche, datée de Metz, celle-là :«...L’épreuve qui nous est imposée est dure… ».
Mais ensuite, il ne se passa guère de jour où l’élève Légey n’eût un grand travail.
Le ministre de l’Intérieur s’était mis à télégraphier sans relâche au sous-préfet des appels, des encouragements, des conseils et des ordres.
Et le collégien copiait tout, sans rien mépriser, ni l’adresse, ni le « pour copie conforme ».
C’est ainsi qu’il ne trouva pas indigne d’être conservée intégralement la dépêche suivante :
Paris, le 9 août 1870, 3h15 du soir
Le Ministre de l’Intérieur à MM les Préfets, Sous-Préfets et et à M le Gouverneur Général de l’Algérie
Je reçois du Quartier Général la dépêche suivante :
« Metz, 9 août 1h45 soir
Rien de nouveau à signaler »Pour copie conforme :
CHEVALIER de VALDRÔME
Pour copie conforme :
Le Sous-Préfet
A GÉRARDJe ne vous cite cette vaine nouvelle que pour vous montrer par un exemple la méthode dont usait le jeune garçon.
Rien de ce qui était affiché ne lui semblait négligeable.
Il eût copié le Coran, si M. Chevalier de Valdrôme avait jugé opportun d’en télégraphier les versets.
Mais déjà M. Chevalier de Valdrôme s’évanouissait.
Avec indifférence, l’écolier copia la signature de son successeur.
Et bientôt les odes de Gambetta remplacèrent la prose de M. Henri Chevreau.
Vers le 13 novembre, le style changea plus encore.
Trente dragons badois venaient d’entrer dans la petite ville, au grand galop et pistolet au poing.
Léon Légey, qui les vit passer, écrivit aussitôt cette nouvelle sur son cahier, et puis courut à la mairie copier les barbarismes de la Commandantur :
« Renouvelé à la mairie de laisser réguler toute en suite tous les horloges de la ville sur celui de la gare… L’employé qui sera chargé avec cette commission est responsable à nous et sera puni qui ne fait pas son devoir.
Ils sont déjà arrivé très souvent inconvénients ».
Les évènements qui se bousculent viennent tous s’inscrire au jour le jour sur le mur de la mairie.
Petits ou grands, qu’ils ne puisent émouvoir personne hors des limites de la petite ville, ou bien qu’ils fassent frémir la France entière, ils viennent s’aligner dans le cahier de l’élève Légey.
Bazaine s’est rendu et on a arrêté la père Maupin, un septuagénaire infirme.
Blois et Dieppe sont pris, et le major allemand a coupé d’un coup de sabre la main d’un habitant qui tendait une bouteille de vin à un prisonnier.
Garibaldi se retire sur Autun et la commune de Châtillon doit fournir cent cinquante paires de bottes.
Le collégien inscrit tout jusqu’au 26 février, où il copie des fautes de français qui ne donnent à rire à personne :
"A l’impératrice-Reine, à Berlin,
D’un cœur très mouvé, avec reconnaissance pour la grâce de Dieu, je t’annonce que sont signés au moment les préliminaires de la paix.
A présent est encore d’attendre le consentement de l’Assemblée nationale de Bordeaux.
GUILLAUME"
Le cahier était à peu près rempli. Léon Légey le ferma et retourna au collège.
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A quelque trente ans de là, comme il était devenu un honorable bonnetier, pourvu de fortes moustaches déjà grisonnantes et d’un petit ventre, on ne sait quelle idée le prit.
Il tira de l’armoire son vieux cahier d’écolier et le porta chez l’imprimeur.
Je crois bien qu’à cette occasion ses compatriotes firent grande dépense de cette malice narquoise qui est la marque de leur terroir, établi entre deux vignobles glorieux, et alliant la finesse champenoise à la saveur forte et drue de la Bourgogne maternelle.
Ils ne pouvaient imaginer que des affiches mises bout à bout par un enfant puissent former un livre.
Et c’était un livre pourtant, un vrai livre, que M. Taine eût manié avec respect.
Il y eût sans effort, derrière l’histoire précise de la petite ville, enregistrée avec un soin vétilleux, aperçu l’histoire entière de la France, dessinée en traits espacés, mais larges et nets.
Dieu nous donne, pour faire le récit de la guerre présente, Dieu nous donne, en quelque coin, un collégien sans présomption, copiant les affiches d’un crayon ingénu.
Car il faut des Dangeau pour que les Saint-Simon n’oublient rien.
Je suis d’ailleurs persuadé que beaucoup de gens dépourvus de littérature et d’esprit critique, c’est-à-dire qualifiés pour rédiger une histoire documentaire, se sont mis à l’ouvrage au premier jour de la guerre.
Mais j’ai grand ’peur aussi que leur travail ne demeure éternellement caché et ne s’en aille finalement aux vieux papiers.
Aucun éditeur ne l’accueillerait aujourd’hui, les événements étant trop neufs encore et trop présents à l’esprit de chacun pour que leur récit pût allécher des lecteurs.
C’est dans quelques lustres seulement que leurs mémoires pourront briller parmi les cendres de l’oubli.
Ainsi, on m’a conté que dans l’avenue d’Orléans vit un vieil employé retraité qui, chaque jour, après son déjeuner, prend sa canne et s’en va baguenauder par les rues.
Il s’appelle M. L’Esprit, ce qui est un fort beau nom.
Il s’arrête ici et là, parlant avec les petites gens, recueillant les bruits de la ville et récoltant cent petits faits qu’il épingle, le soir, sur un cahier.
J’ai pu lire quelques pages de ce curieux ouvrage.
Vous ne sauriez croire ce que M. L’Esprit a pu noter, à propos seulement de la crise du tabac.
Il a copié les avis narquois ou mécontents, ou autoritaires, que les marchands placardent sur leur porte.
Il aregardé les fumeurs attroupés devant la boutique et entendu l’agent leur dire : « Préparez d’avance vos sous ! ».
Enfin, il a tâché de tout voir et de tout noter, pensant que tout serait intéressant plus tard, comme Léon Légey, copiant sans ennui : « Il n’y a rien de nouveau à signaler ».
Hélas ! que deviendront toutes les notes que nos petits-neveux consulteraient avec tant de joie ?
Un bon conseil aux mémorialistes obscurs : qu’ils aient soin de léguer leur manuscrit, par un bon testament, aux Archives ou à la Bibliothèque Nationale.
Plus tard viendront des historiens patentés, qui tireront de ces documents leur moelle, dessineront des portraits, brosseront des tableaux ingénieux, construiront des thèses, commenteront et philosopheront.
Jusque-là, ce qui importe, c’est de tout garder, le plus petit fait, la plus mince réflexion, le moindre débris d’affiche.
Le temps fera son choix, non sans récompenser d’une couronne l’observateur modeste, garçon de bureau de l’Histoire.
Marie Louis Joseph, dit Louis Latzarus, né à Vitry-le-François le 7 août 1878, a fréquenté le collège de Châtillon et s’y est marié en 1904.
Journaliste et romancier, il est décédé à Paris le Ier janvier 1942.Il était commandeur de la Légion d’honneur.
Eugène Charles Léon Légey est né à Châtillon le 4 mars 1854, et décédé dans cette même ville le 8 décembre 1932.
Il était officier de l’instruction publique.
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