Que dit la presse de la réédition des souvenirs de Kiki ???
Kiki, née Alice Prin, quasiment dans le ruisseau, écrivit une première partie de ses souvenirs, qui devaient paraître aux Etats-Unis en 1929, avec une préface de papa Hemingway (dont l'unique autre préface fut celle des Mémoires d'un barman du Dingo, rue Delambre !). Mais ces propos innocents furent censurés par les services de J. E. Hoover, dans la même charrette que l '« Ulysse » de Joyce.
Elle les compléta jusqu'en 1938, mais le manuscrit vient tout juste de reparaître. Elle y évoque sa naissance d'une mère de 18 ans, qui la fera venir à 12 ans à Paris, où elle travaille dans un atelier de brochage qui relie le Kama-Sutra : « Il me fallait bien ça à moi qui avais déjà le feu entre les jambes. » Elle parle de sa silhouette « à couper le vent », de son nez qui la fait surnommer « quart de brie », et pourtant, raconte-t-elle dans son inimitable style « nature », c'est fou comme elle resta vierge longtemps, même en vivant avec différents jeunes gens !
Un hiver où elle n'en peut plus de crécher sous le pont Edgar-Quinet, avec une copine elle va demander à Soutine de les loger pour la nuit. Soutine leur offre son lit, et brûle quelques meubles. Modèles et rapins squattent littéralement le café La Rotonde, où règne le débonnaire « papa Libion », à qui chacun vole quelque chose. Le jour où Modigliani vend sa première toile quelques centaines de francs, il invite tout le monde pour tout claquer dans une fête. « Papa » Libion vient aussi, mais, apercevant une bonne partie de la vaisselle de La Rotonde, et même un guéridon, il s'en va… pour revenir avec des bouteilles. Modi mangeait d'une main, dessinait de l'autre, jurait en même temps contre ses trois maîtresses.
Tout en rinçant des bouteilles consignées chez Félix Potin, Kiki pose nue pour Foujita, dont la famille de samouraïs la fascine. Elle a l'impression qu'il la déshabille une deuxième fois : « Oh ! ce n'est'ien ! Toi, glin de beauté ligolo ! Moi pensé puce ! » Puis il s'approche de son sexe : « Melveilleux, toi pas avoil molpions ! » Cela ne pouvait pas passer aux Etats-Unis en 1929 !
Curieusement, les quelques lignes convenues sur Man Ray, dans le manuscrit publié en 29, ont disparu, remplacées avantageusement par des photographies sans commentaires (publiées dans l'ouvrage). De Desnos, elle garde le souvenir d'un type toujours en train de courir, comme s'il se dépêchait de vivre. « Te souviens-tu, vieux Robert, de cette chambre où tu logeais (avant de rencontrer Youki), si minuscule que tu devais te déshabiller sur le palier avant de te coucher ? »
Elle raconte l'ouverture de La Coupole, du cabaret de nuit le Jockey en 1921, dont elle décrit la faune et les folles nuits de façon irrésistible. À l'aube, elle va manger à Montmartre, autre village, avec des copines. « Si j'avais été un tout petit peu grue, qu'est-ce que je pouvais avoir ! » Chaque soir, devant le Jockey, l'attend une Hispano. Chaque fois, elle envoie une copine à sa place.
Puis Kiki chante et danse au Concert Mayol, engagée par Varna, elle expose chez Bernheim, elle grossit, tape un peu trop dans la coco, tandis que son amant devient fou et que sa mère meurt. Avant d'aller animer un cabaret à Saint-Tropez, Alice nous livre sa philosophie : « Ma mère est morte, mon fou aussi. Mais moi je vis ! Il faut que je vive ! » Elle vécut, jusqu'au 23 mars 1953, après avoir connu le grand amour avec un accordéoniste agent des contributions indirectes ! Kiki for ever !
Le Canard enchaîné, 30 mars 2005, Dominique Durand