"E(t)vocations Cocteau" un bien beau spectacle proposé par Châtillon-Scènes au théâtre Gaston Bernard
Bientôt 50 ans qu'ont disparu Jean Cocteau, Poulenc et aussi Piaf. Leurs noms restent vivants dans notre mémoire. Bien sûr, Cocteau fut un artiste prolixe, curieux de son époque, dilettante génial et artiste protéiforme. Oui, il fut l’ami de nombreux autres, danseurs, peintres, sculpteurs, musiciens, comédiens, poètes - on s’en souvient. Mais il fut souvent, le confident de nombreux secrets féminins...
Le spectacle nous a proposé une promenade subjective dans la première moitié du siècle dernier. On y a entendu Cocteau amoureux du théâtre, on y retrouvé les musiques de Poulenc, de Satie, avec en toile de fond aussi bien les lieux huppés fréquentés par le poète mais aussi les ports et guinguettes, plus canaille.
Quelques images du spectacle entrecoupées d'extraits de textes poétiques:
La dame de Monte-Carlo (Cocteau-Poulenc)
Après avoir vendu votre âme
Et mis en gage des bijoux
Que jamais plus on ne réclame
La roulette est un beau joujou.
C'est joli de dire : je joue
Cela vous met le feu aux joues
Et cela vous allume l'œil....
Fleurs (Louise de Vilmorin-Poulenc)
Fleurs promises, fleurs tenues dans tes bras
Fleurs sorties des parenthèses d'un pas,
Qui t'apportait ces fleurs d'hiver
Saupoudrées du sable des mers ?
Photographie (Cocteau-Max Jacob)
La pelisse est en brousse verte
Quelle chute d'eau négligente
C'est mieux que la découverte
Des ruines d'Agrigente
Le troupeau gémit en patois
J'aime beaucoup la montagne
Mais ton visage m'accompagne
Je n'ai jamais rien vu de plus joli que toi
Mes sœurs n'aimez pas les marins (Paroles et musique de Jean Cocteau)
Mes sœurs n'aimez pas les marins
La solitude est leur royaume.
Mes sœurs n'aimez pas les marins
Où les suivre et sur quel terrain ?
On aime en eux que les fantômes !
Mes sœurs n'aimez pas les marins.
Adieu (Radiguet-Satie)
Amiral, ne crois pas déchoir
En agitant ton vieux mouchoir
C'est la coutume de chasser
Ainsi, les mouches du passé
Iles (Cocteau- Georges Van Parys)
A Palma de Majorque
Tout le monde est heureux !
On mange dans la rue des sorbets au citron
Des fiacres plus jolis
Que des violoncelles
Vous attendent au port
Pour vous mettre à l'hôtel
Fête de Montmartre (Cocteau-Georges Van Parys)
Ne vous balancez pas si fort
Le ciel est à tout le monde
Marin d'eau douce la nuit profonde
Se moque de vos ancres d'or
Une danseuse (Cocteau-Satie)
Un crabe sort sur ses pointes
Avec ses bras en corbeille
Il sourit jusqu'aux oreilles
La danseuse d'Opéra
Au crabe toute pareille
Sort de (dans) la coulisse peinte
En arrondissant les bras
Nous y avons eu l’occasion d’écouter d’autres « voix humaines », d’esquisser des portraits de femmes, avec, au centre, l’éternelle amoureuse éperdue, Edith Piaf.
La foule (paroles et mélodie françaises de Michel Rivegauche)
Emportée par la foule qui nous traîne nous entraîne
Ecrasés l'un contre l'autre
Nous ne formons qu'un seul corps
Et le flot sans effort
Nous pousse enchaînés l'un à l'autre
Et nous laisse tous deux
Epanouis, enivrés et heureux
Entraînés par la foule qui s'élance et qui danse
Une jolie farandole
Nos deux mains restent soudées
Et parfois soulevés
Nos deux corps enlacés s'envolent
Et retombent tous deux épanouis, enivrés et heureux.
Emportée par la foule qui nous traîne, nous entraîne
Nous éloigne l'un de l'autre
Je lutte et je me débats
Mais le son de ma voix
S'étouffe dans le rire des autres
Et je crie de douleur, de fureur et de rage et je pleure
Entraînés par la foule qui s'élance et qui danse
Une folle farandole
Je suis emportée au loin
Et je crispe mes poings
Maudissant la foule qui me vole
L'homme qu'elle m'avait donné
Et que je n'ai jamais retrouvé.
Pour terminer je ne résiste pas à publier intégralement "le menteur", texte éblouissant de Jean Cocteau, interprété magnifiquement par Isabelle Poulenard et Nathalie Steinberg.
Le menteur
(Texte écrit par Jean Cocteau pour Jean Marais)
Je voudrais dire la vérité. J’aime la vérité. Mais elle ne m’aime pas. Voilà la vérité vraie : la vérité ne m’aime pas. Dès que je la dis, elle change de figure et se retourne contre moi. J’ai l’air de mentir et tout le monde me regarde de travers. Et pourtant je suis simple et je n’aime pas le mensonge. Je le jure. Le mensonge attire toujours des ennuis épouvantables et on se prend les pieds dedans et on trébuche et on tombe et tout le ponde se moque de vous. Si on me demande quelque chose, je veux répondre ce que je pense. Je veux répondre la vérité. La vérité me démange. Mais alors, je ne sais pas ce qui se passe. Je suis pris d’angoisse, de crainte, de la peur d’être ridicule et je mens. Je mens. C’est fait. Il est trop tard pour revenir là-dessus. Et une fois un pied dans le mensonge, il faut que le reste passe. Et ce n’est pas commode, je vous le jure. C’est si facile de dire la vérité. C’est un luxe de paresseux. On est sûr de ne pas se tromper après et de ne plus avoir d’embêtements. On a les embêtements sur place, vite, à la minute, et ensuite les choses s’arrangent. Tandis que moi ! Le diable s’en mêle. Le mensonge n’est pas une pente à pic. Ce sont des montagnes russes qui vous emportent et qui vous coupent le souffle, qui vous arrêtent le cœur et vous le nouent dans la gorge.
Si j’aime, je dis que je n’aime pas et si je n’aime pas je dis que j’aime. Et vous devinez les suites. Autant se tirer un coup de revolver et en finir. Non ! J’ai beau me sermonner, me mettre devant l’armoire à glace, me répéter : tu ne mentiras plus. Tu ne mentiras plus. Tu ne mentiras plus. Je mens. Je mens. Je mens. Je mens pour les petites choses et pour les grandes. Et s’il m’arrive de dire la vérité, une fois par hasard, par surprise, elle se retourne, elle se recroqueville, elle se ratatine, elle grimace et elle devient mensonge. Les moindres détails se liguent contre moi et prouvent que j’ai menti. Et… ce n’est pas moi qui suis lâche… chez moi je trouve toujours ce qu’il faudrait répondre et j’imagine les coups qu’il faudrait donner. Seulement sur place, je me paralyse et je garde le silence. On me traite de menteur et je la boucle. Je pourrais répondre : vous mentez. Je n’en trouve pas la force. Je me laisse injurier et je crève de rage. Et c’est cette rage qui s’accumule, qui s’entasse en moi, qui me donne de la haine.
Je ne suis pas méchant. Je suis même bon. Mais il suffit qu’on me traite de menteur pour que la haine m’étouffe, et ils ont raison. Je sais qu’ils ont raison, que je mérite les insultes. Mais voilà. Je ne voulais pas mentir et je ne peux pas supporter qu’on ne comprenne pas que je mens malgré moi et que le diable me pousse. Oh ! Je changerai. J’ai déjà changé. Je ne mentirai plus. Je trouverai un système pour ne plus mentir, pour ne plus vivre dans le désordre épouvantable du mensonge. On dirait une chambre pas faite, des fils de fer barbelés la nuit, des couloirs et des couloirs du rêve. Je guérirai. J’en sortirai. Et du reste, je vous en donne la preuve. Ici, en public, je m’accuse de mes crimes et j’étale mon vice. Et n’allez pas croire que j’aime étaler mon vice et que c’est encore le comble du vice que ma franchise. Non, non. J’ai honte. Je déteste mes mensonges et j’irai au bout du monde pour ne pas être obligé de faire ma confession. Et vous, dîtes-vous la vérité ? Etes-vous dignes de m’entendre ? Au fait, je m’accuse et je ne me suis pas demandé si le tribunal était en mesure de me juger, de m’absoudre.
Vous devez mentir ! Vous devez mentir tous, mentir sans cesse et aimer mentir et croire que vous ne mentez pas. Vous devez vous mentir à vous même. Tout est là ! Moi, je ne me mens pas à moi-même. Moi j’ai la franchise de m’avouer que je mens, que je suis un menteur. Vous, vous êtes des lâches. Vous m’écoutiez, vous vous disiez ! quel pauvre type ! Et vous profitiez de ma franchise pour dissimuler vos mensonges. Je vous tiens ! Savez-vous, Mesdames, Messieurs, pourquoi je vous ai raconté que je mentais, que j’aimais le mensonge ? Ce n’était pas vrai. C’était à seule fin de vous attirer dans un piège et de me rendre compte, de comprendre. Je ne mens pas. Je ne mens jamais. Je déteste le mensonge et le mensonge me déteste. Je n’ai menti que pour vous dire que je mentais.
Et maintenant je vois vos visages qui se décomposent. Chacun voudrait quitter sa place et redoute d’être interpellé par moi.
Madame, vous avez dit à votre mari que vous étiez hier chez votre modiste. Monsieur, vous avez dit à votre femme que vous dîniez à votre cercle. C’est faux. Faux. Faux. Osez me donner un démenti. Osez me répondre que je mens. Osez me traiter de menteur. Personne ne bouge ? Parfait. Je savais à quoi m’en tenir. Il est facile d’accuser les autres. Facile de les mettre en mauvaise posture. Vous me dites que je mens et vous mentez ! C’est admirable. Je ne mens jamais. Vous entendez ! Jamais. Et s’il m’arrive de mentir, c’est pour rendre service… pour éviter de faire de la peine… pour éviter un drame. De pieux mensonges. Forcément, il faut mentir. Mentir un peu… de temps à autres. Quoi ? Vous dites ? Ah ! je croyais… non… parce que… je trouverais étrange qu’on me reprochât ce genre de mensonge. Venant de vous ce serait drôle. De vous qui mentez à moi qui ne mens jamais.
Tenez, l’autre jour – mais non vous ne me croiriez pas. Du reste, le mensonge… le mensonge, c’est magnifique. Dites… imaginer un monde irréel et y faire croire – mentir ! Il est vrai que la vérité a son poids dur et qu’elle m’épate. La vérité. Les deux se valent. Peut être que le mensonge l’emporte… bien que je ne mente jamais. Hein ? J’ai menti ? Certes. J’ai menti en vous disant que je mentais. Ai-je menti en vous disant que je mentais ou en vous disant que je ne mens pas. Un menteur ! Moi ? Au fond je ne sais plus. Je m’embrouille. Quelle drôle d’époque. Suis-je un menteur ? Je vous le demande ? Je suis plutôt un mensonge. Un mensonge qui dit toujours la vérité.
Les deux interprètes ont servi les textes, la musique, la poésie, le théâtre de Cocteau et de ses contemporains, grâce à une mise en scène sobre, tout entière dévolue à la figure du grand artiste.
Textes : Jean Cocteau, Louise de Vilmorin, Raymond Radiguet, Max Jacob
Musiques : Francis Poulenc, Eric Satie, Georges van Parys
Par le Théâtre de l’Escalier
Mise en scène : Sylvie Ottin
Lumières : Bruno Pardillos
Vidéo : David Juillet
Isabelle Poulenard, chant, jeu
Nathalie Steinberg, piano, jeu
E(t)vocations Cocteau from l'Escalier compagnie théâtrale on Vimeo.