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"Sœur Odile", un conte d'André Theuriet sur la guerre de 1870-1871, un notule de Dominique Masson
Dominique Masson nous offre aujourd'hui un superbe conte écrit par un écrivain, un peu oublié aujourd'hui, écrivain qui ravit ma jeunesse, André Theuriet.
Ce conte qui se passe à Recey sur Ource, s'inscrit admirablement dans la série de notules que Dominique Masson a consacré à la guerre de 1870 dans notre région. Merci à lui pour cette découverte .
Notule d’histoire :
« Sœur Odile », un conte d’André Theuriet sur la guerre de 1870-1871
André Theuriet, poète, romancier et auteur dramatique, académicien français, est né d’un père bourguignon et d’une mère lorraine.
Bien que né à Marly-le-Roi(Yvelines) en 1833, il fera ses études à Bar-le-Duc et, bachelier en droit, il sera employé quelques temps comme receveur de canton, à Auberive (Haute-Marne), de 1856 à 1858.
Maire de Bourg-la-Reine en 1894, c’est là qu’il décédera en 1907.
Dans ses romans, André Theuriet est un maître écrivain chanteur des bois, des fleurs et des doux sentiments (selon Nestor Urechia, auteur roumain), mais en laissant une grande part à l’autobiographie.
Dans son livre Contes forestiers-Tentation, paru en 1894, André Theuriet narre, dans la nouvelle intitulée « Sœur Odile », une aventure survenue à Recey-sur-Ource, qui paraît avoir un grand fond de vérité.
« Un soir, à la mi-octobre, nous nous en revenions, le garde-général Martelot et moi, par la forêt de Charbonnière.
Martelot, grand, et svelte comme un baliveau, moustaches et barbiche rousses, le nez au vent, le képi sur l’oreille, fumait taciturnement sa pipe en suivant une sente étroite en plein taillis.
Je lui emboîtais le pas en prêtant l’oreille aux confuses rumeurs qui égaient les bois, à cette saison où la population des villages voisins vient ramasser la faîne.
Tantôt c’étaient de longs appels de voix féminines, tantôt un fracas de branches gaulées, puis le crépitement des faînes pleuvant dru comme grêle sur les draps étendus au pied des hêtres.
Ce bruit léger, ailé, incessant, s’harmonisait doucement avec la tombée du jour, avec la brume d’automne qui voilait d’une fumée bleuâtre la fuite des tranchées à demi effeuillées.
Au moment où nous débouchions au carrefour de la Belle-Etoile, nous eûmes en rencontre deux sœurs de la Doctrine qui, elles aussi, avaient été récolter la faîne et qui s’en revenaient portant alternativement un bissac gonflé de ces brunes graines triangulaires dont on fait une huile excellente.
À ma grande surprise, Martelot, qui est peu communicatif, s’arrêta pour saluer les deux religieuses et pour échanger quelques mots avec elles.
Quand il me rejoignit, les deux cornettes blanches et noires se noyaient déjà dans la brumeuse obscurité d’une allée.
Martelot ralluma sa pipe éteinte, puis me dit avec des pauses entre chaque bouffée :
Je ne suis pas un mangeur de messes, mais j’ai une sérieuse estime pour ces bonnes sœurs et je ne manque jamais de les saluer, en souvenir d’une de leurs compagnes qui m’a donné le plus bel exemple de dévouement et de force de caractère ! …
Une singulière aventure… quand j’y repense, j’en ai encore comme une chair de poule intérieure.
C’est arrivé non loin d’ici, pendant la guerre avec la Prusse.
Je demeurais alors à Fontaine-Française, chez mes parents, et je faisais partie des mobilisés de la Côte-d’Or.
Le 21 janvier 1871, Manteuffel, préparant sa jonction avec de Werder, avait lancé sur Dijon les troupes du général Kessler.
Pendant le combat qui eut lieu à un kilomètre de l’octroi, je fus enveloppé dans un coup de filet et fait prisonnier avec une cinquantaine de mobiles de l’Yonne.
On nous dirigea d’abord sur Messigny où l’un des régiments de Kessler était cantonné et où nous passâmes la nuit à grelotter dans une prairie piétinée par les chevaux.
Ceux qui avaient conservé peu ou prou de leur boule de son cassaient une croûte pour tuer le temps ; les autres se serraient le ventre.
Au petit jour, vint l’ordre de filer sur Châtillon, sous l’escorte d’une trentaine de soldats de la landwehr et de deux sous-officiers.
Ces Westphaliens à barbe blonde, fusils chargés, baïonnette au canon, marchaient en serre-file de chaque côté de la route boueuse, au milieu de laquelle nous pataugions, ahuris, transis, lamentables, pareils à un troupeau qu’on mène à l’abattoir.
Quand un traînard faisait mine de rester en arrière, un coup de crosse dans les reins le forçait de rentrer dans le rang.
Les Westphaliens s’amusaient de nos figures épeurées et, de temps en temps, avec un rire épais, nous criaient : « capout, Franzosen, capout ! ... » ce qui ne contribuait pas à nous remettre d’aplomb.
Quelques-uns affectaient une hypocrite compassion, et quand on apercevait dans les champs une ferme incendiée, ils secouaient patelinement la tête en murmurant : « La guerre…ah ! malheur ! ».
Parfois, la route s’encaissait dans les lisières de bois où les chênes avaient encore conservé leurs feuilles séchées.
Alors les deux files de l’escorte nous serraient de plus près ; les hommes, craignant quelque embuscade de francs-tireurs, jetaient à droite et à gauche des regards farouchement inquiets et, avec des jurons allemands, nous ordonnaient de presser le pas.
Un vent du nord-ouest poussait au-dessus de nous des échevèlements de nuages gris et, de temps à autre, des flocons de neige nous frôlaient la joue.
Du milieu des champs nus, des corbeaux s’envolaient avec un bref croassement, tournoyaient lentement dans l’air, puis allaient s’abattre cent mètres plus loin.
Ces lugubres vols d’oiseaux, ce ciel plein de neige contribuaient à accroître notre anxieux malaise.
Les villages que nous traversions semblaient déserts ; à peine, derrière un rideau timidement soulevé, entrevoyions-nous, çà et là, un visage qui se collait aux vitres, puis disparaissait à la vue des uniformes allemands.
Après trois heures de marche, on fit halte à Recey et on nous parqua sur la place du bourg, en face de la mairie et de la maison d’école.
Quelques paysans, des femmes surtout, s’attroupaient derrière le cordon des sentinelles et nous envoyaient silencieusement des regards mouillés de pitié ; les plus hardies essayaient de nous parler, mais les Westphaliens les repoussaient rudement.
Toute communication avec les gens du pays était sévèrement défendue ; bien que nous fussions quasi morts de faim, on interdisait à l’habitant de nous offrir un verre de vin ou un morceau de pain.
Une exception, cependant, était faite en faveur des religieuses.
Celles-ci pouvaient seules transmettre aux prisonniers de guerre les secours envoyés par quelques âmes charitables.
Les sœurs de l’école de Recey ne manquèrent pas de profiter de la permission ; sitôt qu’elles furent averties de notre passage, elles arrivèrent sur la place, pliant sous le poids de lourds paniers de provisions.
Elles étaient deux et portaient le costume des sœurs de la Doctrine chrétienne : la cornette pointue, blanche sous la coiffe noire ; la large guimpe empesée couvrant carrément la poitrine ; la robe noire aux manches et à la jupe très ample.
La plus jeune, qui paraissait la supérieure et que sa compagne appelait respectueusement « ma sœur Odile », avait le teint blanc comme sa cornette, les traits fins, les yeux bruns voilés de longs cils et modestement baissés.
Sa figure énergique et douce, intelligente avec je ne sais quoi de chastement ingénu, donnait l’impression d’une délicate fleur sauvage.
Une fois au milieu de nous, les deux religieuses menèrent lestement leur distribution, ménageant leurs paroles, mais nullement leur bon vouloir.
Bientôt notre misérable troupe eut de quoi apaiser sa faim : pain frais et viande froide, et les quarts se tendirent à la ronde vers les bouteilles de vin clairet que débouchait la plus âgée des sœurs.
A l’exception des sentinelles préposées à notre garde, le reste de la troupe s’était égaillé sur la place et la surveillance se relâchait.
Les sous-officiers étaient entrés à l’auberge ; quelques soldats baguenaudaient devant la vitrine de l’horloger et guignaient avec convoitise les montres de l’étalage ; d’autres, se bousculant autour d’un barillet d’eau-de-vie de marc, s’administraient de copieuses lampées de schnapps.
De notre côté, nous mastiquions ferme et nous jouions tous des mâchoires.
Un seul semblait manquer d’appétit : un petit moblot[i] maigre et pâle qui flottait dans sa capote grise.
Il n’avait pas touché à son pain et paraissait vanné de fatigue ; les traits tirés, l’œil fiévreux et comme égaré, il regardait alternativement les sentinelles aux baïonnettes luisantes et sœur Odile vidant son panier de provisions.
Tout à coup, tandis que les sentinelles tournaient le dos, invinciblement hypnotisés par le robinet du barillet d’eau-de-vie, je vis le petit moblot, preste comme un verderet (un lézard), ramper vers la sœur Odile, soulever l’ample jupe noire et y disparaître.
Ça ne dura pas le temps de dire : « Ouf ! » et personne ne s’en aperçut, sauf quelques camarades que l’ébahissement tint cois et bouche bée.
J’étais moi-même abasourdi. Je pensais avec un violent battement de cœur : « Le malheureux !... La sœur va crier et les Prussiens le fusilleront…
Ils ne plaisantent pas sur la discipline et la décence et ils ne pardonneront pas à ce gamin d’avoir cherché à leur échapper en prenant pour cachette les jupes d’une religieuse… ».
Je m’attendais à quelque terrible esclandre et involontairement je fermai les yeux.
N’entendant rien, je les ouvris presque aussitôt et je regardai sœur Odile.
Elle n’avait pas bougé, seulement une légère rougeur rosait ses joues pâles.
Ses yeux baissés ne laissaient rien transparaître de ce qui se passait dans son âme.
Mais l’immobilité de son visage contrastait avec la nerveuse précipitation avec laquelle elle fouillait le fond de son panier vide et je vis que sa guimpe était agitée par un tremblement intérieur.
Avec un mélange de stupeur et d’admiration, je contemplai la pauvre fille.
Je songeais, à part moi, que si maigre que fût le petit moblot, et si ample que fut la jupe de la religieuse, il n’y avait pas beaucoup de place sous cette robe à plis droits, et que, pour se maintenir dans sa cachette, le jeune homme avait dû entourer de ses bras les jambes de sœur Odile.
Je me représentais le cruel trouble que cet étroit contact masculin devait jeter dans le cœur de cette vierge ; les affres et les pieuses révoltes de la femme et de la nonne pendant cette violation de ce qu’il y avait en elle d’intime pudeur.
Une femme du monde aurait poussé les hauts cris ou aurait cru devoir se trouver mal.
La sœur restait impassible, se disant sans doute qu’il s’agissait de sauver une vie humaine et imposant héroïquement silence aux effrois de son sexe, aux scrupules de sa foi religieuse.
Il me semble la voir encore au milieu de la place boueuse-pâle, les paupières voilées, profilant sa chaste silhouette noire sur la devanture verte de la boutique d’horlogerie.
Ma parole ! les camarades et moi, nous étions confondus de saisissement et de respect devant cette merveilleuse force d’âme.
« Vorwaerts ! »(en avant) cria le Feldwebel qui sortait de l’auberge.
Il y eut un cliquetis d’armes, les files se reformèrent et vivement on se remit en marche, car on était en retard.
Au bout de la rue, je me retournai du côté de la place.
La sœur Odile n’avait pas osé bouger, abritant encore sous sa robe le petit moblot qui lui dut la liberté et la vie.
Quand le dernier prussien eut disparu au tournant de la rue, elle conduisit en rougissant son protégé chez un paysan qui lui prêta des vêtements civils, et il put regagner Dijon par les bois…
Depuis ce temps-là, j’ai ces braves cornettes blanches en vénération, et je suis d’avis qu’au point de vue du dévouement et de l’énergie morale, ces béguines-là nous sont fichtrement supérieures… »
[i] Le moblot, mot dérivé de mobile, était le surnom que la population française, en 1870, donna spontanément aux gardes mobiles, incorporés dans la Garde nationale
Lors d'une visite dans le village d'Auberive, pour visiter sa superbe abbaye, j'ai remarqué cette stèle et quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'elle honorait un écrivain que j'avais beaucoup lu autrefois, André Theuriet.
André Theuriet , que je préfère de loin à George Sand et sa "petite fadette", est un écrivain qui chante les terroirs, les forêts, les petites villes bourgeoises avec énormément de sensibilité.
Comme le rappelle Dominique Masson, en préface du conte "Sœur Odile", André Theuriet fut Receveur du Canton à Auberive.
J'avais photographié cette stèle sans penser qu'elle me servirait un jour, eh bien ce temps est arrivé et je suis bien heureuse que cet écrivain, au style admirable, sorte d'un oubli qu'il ne méritait pas....
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